Le préjudice d’anxiété : la fin ou le début d’une saga judiciaire ?

05/06/2019
Par un arrêt du 5 avril 2019, l’Assemblée Plénière de la Cour de cassation a opéré un important revirement de jurisprudence sur la problématique du préjudice d’anxiété lié à l’exposition des travailleurs à l’amiante. Afin d’en comprendre sa teneur, Clarisse Perrin et Chloé Bouchez reviennent sur l’évolution jurisprudentielle de ce préjudice dit « spécifique » par la Chambre sociale de la même Cour et sa volonté de circonscrire au maximum les contentieux en la matière.

1.De la première reconnaissance du préjudice spécifique d’anxiété à sa limitation

Au milieu des années 1990, les pouvoirs publics prirent conscience de la dangerosité de l’exposition des salariés aux poussières d’amiante.

Aux vues des conséquences désastreuses d’une telle exposition, il a notamment été mis en place le Fonds de Cessation Anticipée d’Activité des Travailleurs de l’Amiante (FCAATA) permettant aux salariés exposés de cesser leur activité avant l’âge légal de départ en retraite et de percevoir une allocation de cessation anticipée d’activité (appelée aussi ACAATA).

Afin de bénéficier de cette indemnisation, les salariés devaient avoir travaillé dans un établissement de fabrication de matériaux contenant de l’amiante ou de flocage et de calorifugeage à l’amiante ou de construction navale, les établissements étant spécifiquement listés par arrêtés ministériels.

Toutefois, mécontent du quantum de cette allocation, certains salariés saisirent les juridictions prud’homales afin de solliciter la réparation de leur préjudice économique ainsi que de leur préjudice d’anxiété.

Par une série d’arrêts rendus le 11 mai 2010, la Chambre sociale de la Cour de cassation rejetait, d’une part, toute indemnisation d’ordre économique.

Toutefois, elle accédait à une réparation au titre d’un préjudice spécifique d’anxiété selon les conditions suivantes :

« Les salariés, qui avaient travaillé dans un des établissements mentionnés à l'article 41 de la loi de 1998 et figurant sur une liste établie par arrêté ministériel pendant une période où y étaient fabriqués ou traités l'amiante ou des matériaux contenant de l'amiante, se trouvaient par le fait de l'employeur dans une situation d'inquiétude permanente face au risque de déclaration à tout moment d'une maladie liée à l'amiante et étaient amenés à subir des contrôles et examens réguliers propres à réactiver cette angoisse ; qu'elle a ainsi caractérisé l'existence d'un préjudice spécifique d'anxiété » (Cass. Soc. 11 mai 2010, n° 09-42.241 et suivants).

En 2012, la même Chambre sociale n’exigeait plus, pour la caractérisation de ce préjudice, que les salariés réalisent des contrôles et examens médicaux réguliers (Cass. Soc. 4 décembre 2012, n° 11-26.294).

Probablement consciente du volume de contentieux initiés et de ses conséquences financières exorbitantes, la Chambre sociale décidait de restreindre sa jurisprudence et le bénéficie de ce préjudice spécifique aux seuls salariés ayant travaillé dans un établissement listé et pouvant bénéficier de l’ACAATA (Notamment, Cass. Soc. 3 mars 2015, n° 13-26.175), excluant également toute demande de réparation sur le fondement de l’obligation de sécurité (Notamment, Cass. Soc. 26 avril 2017, n° 15-19.037) ainsi que toute demande d’indemnisation d’un préjudice moral distinct (Notamment, Cass. Soc. 27 janvier 2016, n° 15-10.640).

Aussi, seule une partie des salariés pouvaient donc prétendre, devant les juridictions prud’homales, à des dommages et intérêts, tout en étant dispensés de justifier de leur exposition, de la faute de l’employeur.

Il s’agissait alors d’un préjudice spécifique d’anxiété lié à la seule exposition à l’amiante.

 

2.La teneur et la portée de l’arrêt de l’Assemblée Plénière de la Cour de cassation du 5 avril 2019

Saisie de pourvois formés par la Société ELECTRICITE DE FRANCE sur cette problématique, la Chambre sociale décida de renvoyer leur examen à l’Assemblée Plénière.

Cette dernière devait ainsi décider si des salariés non bénéficiaires de l’ACAATA pouvaient percevoir une indemnisation au titre du préjudice d’anxiété lié à une exposition à l’amiante, et ce, au regard des règles de droit commun.

L’Assemblée Plénière répond favorablement à cette question en jugeant que :

« Il y a lieu d'admettre, en application des règles de droit commun régissant l'obligation de sécurité de l'employeur, que le salarié qui justifie d'une exposition à l'amiante, générant un risque élevé de développer une pathologie grave, peut agir contre son employeur, pour manquement de ce dernier à son obligation de sécurité, quand bien même il n'aurait pas travaillé dans l'un des établissements mentionnés à l'article 41 de la loi du 23 décembre 1998 modifiée » (Cass. Soc. 5 avril 2019, n° 18-17.442).

Elle rappelle également que « ne méconnaît pas l'obligation légale lui imposant de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs, l'employeur qui justifie avoir pris toutes les mesures prévues » par les articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du Code du travail.

Cette décision est alors riche en enseignement à deux titres puisque :

  • Elle confirme la jurisprudence de la Chambre sociale du 25 novembre 2015 (Cass. Soc. 25 novembre 2015, n° 14-24.444) qui précise que l’obligation de sécurité n’est plus de résultat, c’est-à-dire que l’employeur a la possibilité de démontrer qu’il a pris toutes les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs, afin d’exclure tout manquement ;
  • Selon les règles de responsabilité contractuelle, les salariés devront démontrer qu’ils ont personnellement subi un préjudice résultant « du risque élevé de développer une pathologie grave ». Et, surtout, ils devront probablement rapporter la preuve de la date à laquelle ils ont eu connaissance du risque, et ce, afin de déterminer le point de départ de la prescription de leur action.

 

3.Un arrêt, source de nouveaux contentieux

Au regard de cette décision abandonnant le principe d’un préjudice spécifique d’anxiété pour les salariés non bénéficiaires de l’ACAATA, les répercussions collatérales devraient être nombreuses.

En effet, des salariés exposés à des matériaux nuisibles et dangereux pourront vraisemblablement solliciter, auprès de leur employeur qui aurait manqué à son obligation de sécurité, une indemnisation au titre de leur préjudice d’anxiété.

Là encore, ils devront apporter la preuve de la réalité de leur préjudice.

Nous pouvons, par exemple, évoquer les salariés exposés à des matières toxiques et dangereuses comme les pesticides ou le goudron.

Il convient de noter que la Cour d’appel de METZ a déjà eu à se prononcer concernant les mineurs de charbon de Lorraine.

Ces derniers avaient saisi le Conseil de Prud’hommes aux fins de se voir indemniser, à titre principal, de leur préjudice d’anxiété.

La Cour d’appel les avait déboutés de leur demande au motif que ce préjudice n’était pas indemnisable, les salariés ne remplissant pas les conditions pour bénéficier de l’ACAATA (ce qui est fort logique puisqu’ils n’étaient pas exposés à de l’amiante).

Elle rejetait également leur demande sur le fondement de l’obligation de sécurité (Notamment, Cour d’appel de METZ, 7 juillet 2017, n° 16/02938).

La réponse de la Cour de cassation aux éventuels pourvois formés à la suite de ces décisions sera fort intéressante et devrait, sauf nouveau revirement, s’appuyer sur l’arrêt de l’Assemble Plénière du 5 avril 2019.

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