Dénonciation de harcèlement : un contentieux en explosion

07/01/2020
Diffamation, dénonciations calomnieuses, obligation de sécurité : la Cour de cassation pose des limites. Aymeric de Lamarzelle et Loic Touranchet reviennent sur ces limites et sur les conséquences qu’elles impliquent pour les entreprises.

Par deux arrêts des 26 et 27 novembre 2019, la chambre sociale et la chambre criminelle sont venues tout à la fois préciser :

  • Les limites de la dénonciation d’un salarié présumé victime, à savoir l’action en diffamation (Cass crim 26 novembre 2019, n° 19-80.360) ;

Dans cette première affaire, dans l’équilibre recherché entre la protection des salariés dénonçant un harcèlement moral et la nécessaire répression de la diffamation, la Cour de cassation a tranché en fixant la limite aux personnes informées de la dénonciation :

  • S’il s’agit de l’employeur, du CHSCT, de l’inspection du travail, des représentants du personnel : il ne peut y avoir diffamation, le salarié bénéficie d’une irresponsabilité pénale sur cette infraction !
  • S’il s’agit en revanche d’autres personnes : la protection du salarié ne s’applique plus et l’action pénale est envisageable.

En effet, la chambre criminelle vient nous préciser qu’un salarié peut être poursuivi pour diffamation publique lorsqu’il dénonce des agissements de harcèlement à des personnes autres que son employeur ou les organes chargés de veiller à l’application des dispositions relatives au harcèlement moral tels que l’inspection du travail ou les représentants du personnel.

La salariée ici poursuivie avait adressé un courriel intitulé « agression sexuelle, harcèlement sexuel et moral » à plusieurs membres de l’association dans laquelle elle travaillait au terme duquel elle mettait en cause un des directeurs de l’association.

Si l’envoi d’un tel email à l’employeur, le CHSCT, l’inspection du travail, les représentants du personnel et/ou toutes organes chargés de veiller à l’application de la loi en matière de harcèlement ne posait aucune difficulté, en revanche une telle information adressée plus largement était de nature à justifier une action en diffamation, elle a donc été condamnée. 

 

  • Les obligations de prévention très étendues de l’employeur qui, même en présence de faits non établis, se doit de diligenter une enquête afin de respecter son obligation de sécurité (Cass soc, 27 novembre 2019, n° 18-10.551).

Dans cette seconde affaire, la chambre sociale vient pour la première fois reconnaitre que l’obligation de sécurité qui pèse sur tout employeur impose de mettre en place une enquête à la suite de toute dénonciation de fait de harcèlement moral y compris lorsque les faits allégués ne sont pas établis.

Le principe est dorénavant clairement posé : quel que soit la pertinence et le degré de précision des allégations du salarié qui se prétend harceler, l’enquête interne s’impose.

 

Limites posées en cas d’action en diffamation : arrêt du 26 novembre 2019

S’agissant du premier arrêt rendu par la chambre criminelle, il s’inscrit dans la continuité de l’arrêt rendu par cette même chambre en date du 28 septembre 2016 (Cass crim 28 sept 2016, n° 19-80.360) qui en droite ligne avec la jurisprudence rendue en matière sociale, considérait que le salarié, même de mauvaise foi, ne pouvait être poursuivi pour diffamation si sa dénonciation avait été adressée aux organes chargés de veiller aux dispositions légales en matière de harcèlement moral.

La chambre criminelle considérait, en effet, dans ce précédent arrêt que les exigences de la diffamation, notamment en matière de preuve, ne devaient pas faire obstacle à l’effectivité du droit de dénoncer (auprès des organes habilités) les agissements de harcèlement dont le salarié s’estimait victime. En d’autres termes, le salarié bénéficiait en cas de dénonciation d’une immunité pénale en matière de diffamation.

Dans notre affaire ayant conduit à l’arrêt du 26 novembre 2019, la Cour a considéré que la protection évoquée ci-dessus n’avait pas vocation à s’appliquer, cette dernière ne s’adressant pas uniquement aux organes chargés de veiller aux dispositions légales en matière de harcèlement moral (CHSCT, inspection du travail, représentant du personnel, direction...). Ainsi, si le salarié dispose d’une immunité pénale en matière de diffamation lorsqu’elle s’adresse aux organes précités, elle ne doit pas prendre à témoins d’autres personnes de ses accusations.  

 

Obligations de l’employeur en cas de dénonciation de harcèlement : arrêt du 27 novembre 2019

S’agissant du second arrêt, il impose ni plus ni moins aux employeurs de mettre en œuvre une enquête en cas de dénonciation de harcèlement et ce, dans l’hypothèse même de faits non établis, non datés ou non circonstanciés de l’opinion de l’employeur.

Si cette position va dans le sens tant des obligations légales de prévention mises à la charge de l’employeur que de nos préconisations antérieures dans de telles hypothèses, elle ne laisse néanmoins plus place à l’appréciation de l’employeur, ce qui mérite d’être souligné. 

 

Rappel des obligations de l’employeur en matière de prévention de harcèlement, de souffrances au travail et recours possible en diffamation ou dénonciation calomnieuse en cas d’abus de la victime présumée

Ces arrêts nous donnent l’occasion de vous rappeler que :

  • Les obligations à la charge de l’employeur en termes de prévention de harcèlement, de risques psycho sociaux et de santé et sécurité demeurent très étendues et plus que jamais contrôler par les juridictions tout comme l’administration (cf en ce sens articles L 1152-4, L 4121-1 et suivants du code du travail).
  • Le harcèlement moral est défini par l’article L.1152-1 du code du travail : « Aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel ».

Il se caractérise donc par la réunion de trois critères :

  • des agissements répétés ;
  • une dégradation des conditions de travail ;
  • susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale, ou de compromettre son avenir professionnel.

La jurisprudence a pu préciser sur ce point que :

  • l’ensemble de ces faits (ou la majorité d’entre eux) devait être caractérisé et s’être produit à plusieurs reprises.
  • le harcèlement ne peut être caractérisé dès lors que les décisions de l’entreprise s’expliquaient par l’existence de faits objectifs, non dénaturés par des considérations subjectives.
  • Il revêt nécessairement un caractère d’habitude, qui se définit comme la soumission sans répit à des attaques incessantes et réitérées.
  • Il se distingue de simples difficultés relationnelles qui peuvent exister au sein d’une entreprise, ni être confondue avec les impératifs de gestion et les contraintes d’organisation inhérents à tout fonctionnement d’une entreprise ou d’un service (Cass soc 12 mai 2010, n° 08-45.244).
  • Dans son ouvrage intitulé « La Persécution au Travail »aux éditions Seuil, Heinz Leymann, docteur en psychologie, présente une typologie des comportements susceptibles de justifier la qualification de harcèlement moral. Il recense ainsi cinq grands axes, étant rappelé que les agissements ainsi envisagés ne doivent pas être isolés :
  • agissements visant à empêcher la victime de s’exprimer,
  • agissements visant à isoler la victime,
  • agissements visant à déconsidérer la victime auprès de ses collègues,
  • agissements visant à discréditer la victime dans son travail,
  • agissements compromettant la santé de la victime.

Cette liste permet de cerner les éléments constitutifs du harcèlement moral, elle ne saurait être l’unique référence.

Rappelons enfin à ce titre qu’en cas de contentieux, le salarié doit établir la matérialité des faits laissant présumer un harcèlement, l’employeur devant quant à lui démontrer que ces décisions étaient justifiées par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement.

  • En cas d’abus notoire du présumé harcelé, le présumé agresseur et/ou l’employeur devront bien distinguer la diffamation de la dénonciation calomnieuse.

A ce titre, nous vous précisons que :

  • La dénonciation calomnieuse se définit comme «la dénonciation effectuée par tout moyen et dirigée contre une personne déterminée, d’un fait qui est de nature à entrainer des sanctions judiciaires, administratives ou disciplinaires et que l’on sait totalement ou partiellement inexactes…» (article 226-10 du code pénal). Elle peut être soulevée à l’encontre du salarié ayant dénoncé des faits de harcèlement moral et exige, pour être constituée, de faire la preuve de la mauvaise foi du dénonciateur. Cette preuve revient à la partie poursuivante.
  • La diffamation quant à elle se définie comme une « allégation ou l'imputation d'un fait qui porte atteinte à l'honneur et à la considération d'une personne …». (Loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse : article 32 pour la diffamation publique et R625-8 du code pénal s’agissant de la diffamation non publique). Au niveau probatoire, la distinction avec l’action en dénonciation calomnieuse n’est pas négligeable puisque c’est au salarié poursuivi de démontrer sa bonne foi, le seul ressenti du collaborateur non corroboré par les éléments extérieurs n’étant pas de nature à établir la réalité de sa bonne foi. Ainsi qu’il a été développé précédemment, il faut donc retenir que la diffamation ne peut donc être invoquée à l’encontre d’un salarié qui dénonce des faits de harcèlement auprès de l’employeur, du CHSCT, des représentant du personnel, de l’inspection du travail. En revanche, si la dénonciation est adressée à d’autre personne, une telle action est envisageable.

 

  • L’obligation de sécurité de moyen renforcé

Il sera rappelé que l’obligation sécurité n’est plus depuis un arrêt du 1er juin 2016 de résultat mais de moyen renforcé.

En effet, là où l’employeur était initialement déclaré automatiquement responsable à partir du moment où le salarié avait été « victime sur le lieu de travail d’agissements de harcèlement moral ou sexuel exercé par l’un ou l’autre de ses salariés », il peut à ce jour écarter la mise en cause de sa responsabilité en démontrant cumulativement :

  1. Avoir pris en amont toutes les mesures de prévention prévues par l’article L. 4121-1 et L 4121-2 du Code du travail. Il conviendra, à ce titre, de s’interroger sur la mise en œuvre d’une réelle politique de prévention de qualité laquelle doit à notre sens conduire à la mise en place, outre d’un Document Unique d’Evaluation des Risques, d’actions de formations, d’une campagne d’information, d’actions de sensibilisation du personnel sur la question tant des risques psychosociaux que de celles relatives aux harcèlements et à la souffrance au travail, voire de la négociation d’accord d’entreprise sur la qualité de vie au travail ou d’actions d’information collective sur les mesures spécifiques et procédures mises en œuvre au sein de l’entreprise en matière de harcèlement.
  1. Avoir mis en œuvre postérieurement à la dénonciation, les mesures de nature à faire cesser les faits susceptibles de constituer un harcèlement moral. A ce titre, constatant dans notre pratique judiciaire la multiplication significative du volume de contentieux relatif au harcèlement, nous préconisons de mettre en place une enquête et, selon les cas d’espèce et les conclusions de cette enquête, de mettre en œuvre des mesures conservatoires de nature à tenir le salarié présumé victime à l’écart du risque, une procédure disciplinaire en l’encontre du ou des harceleurs.

Il conviendra donc d’auditer vos process internes afin de s’aligner avec cette évolution pour limiter les risques judiciaires.        

  • S’agissant plus spécifiquement des cas de dénonciation de harcèlement sexuel, nous vous rappelons que la loi du 5 septembre 2018 dite « Loi Avenir » est venue renforcer le dispositif législatif et a instauré un dispositif d’accompagnement, via l’instauration de référents harcèlement, l’objectif étant d’offrir aux salariés, mais également à l’employeur, de véritables relais. Il s’agit :
  • D’un référent désigné par le CSE. En effet, depuis le 1er janvier 2019, tout Comité Social et Economique (CSE), quel que soit l’effectif de l’entreprise, doit désigner parmi ses membres un référent en matière de lutte contre le harcèlement sexuel et les agissements sexistes (article L.2315-18 Code du travail). Le référent harcèlement du CSE, pour exercer utilement cette mission spécifique doit bénéficier d’une formation en la matière.Cette formation est indispensable afin de permettre à cet interlocuteur dédié d’être un relai efficace, tant pour les salariés que pour la Direction de l’entreprise, dans le traitement de situations humaines et professionnelles qui feront appel à des notions souvent voisines et mal maitrisées (harcèlement sexuel, agissements sexistes, management inadapté, harcèlement moral, mal être au travail …).
  • D’un référent désigné par l’employeur, dans les entreprises de plus de 250 salariés. Depuis le 1er janvier 2019, lorsque l’entreprise compte plus de 250 salariés, un référent chargé « d'orienter, d'informer et d'accompagner les salariés en matière de lutte contre le harcèlement sexuel et les agissements sexistes » doit être désigné par l’employeur dans l’entreprise (article L.1153-5-1 du Code du travail).

Ses missions doivent être définies par l’employeur et peuvent porter sur :

  • L’accueil et l’orientation des salariés vers les autorités compétentes, tant en interne qu’en externe ;
  • La réalisation d’action de sensibilisation et de formation auprès des salariés et des managers ;
  • La mise en œuvre des procédures internes de traitement des plaintes.

Il conviendra donc de s’interroger sur les procédures mises en place au sein des entreprises pour respecter les obligations en matière de prévention de harcèlement, de risque psycho sociaux et de santé, sécurité au travail afin de limiter les risques de contentieux en la matière.

Il est nécessaire de mettre en place une politique de prévention de qualité ainsi que les procédures internes nécessaires en cas de contentieux qui pourraient survenir ou être initiés par vos soins notamment en présence de propos diffamatoires ou de dénonciations calomnieuses. 

 

 

 

 

 

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