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Actance - 4 Juillet 2025

Un changement d’employeur dans le cadre d’un transfert automatique des contrats de travail constitue-t-il, en tant que tel, un projet important justifiant le recours à un expert habilité par le Comité social et économique ?

Ces dernières années, la Cour de cassation a eu l’occasion de se prononcer à plusieurs reprises sur la notion de « projet important modifiant les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail » prévues au 4° du II de l’article L.2312-8 du Code du travail permettant au Comité social et économique (« CSE ») de recourir à un expert habilité en application de l’article L.2315-94, 2°, du Code du travail dans le cadre d’une procédure d’information-consultation.

Par un arrêt du 6 mai 2025 (Cass. Soc., 6 mai 2025, n°24-11.167), la Cour de cassation est revenue sur cette notion dans le cadre d’un projet de transfert des contrats de travail en application de l’article L.1224-1 du Code du travail.

Fortune Ngalamou et Caroline Carmier Jouy vous proposent une analyse de cet arrêt.

  1. Rappel du cadre juridique de l’expertise sur les conditions de santé, de sécurité ou les conditions de travail des salariés dans un contexte de transfert des contrats de travail 

Un projet de transfert des contrats de travail au sens de l’article L.1224-1 du Code du travail donne le plus souvent lieu à une procédure d’information-consultation du CSE, dès lors que cette instance doit être informée et consultée sur la modification de l’organisation économique ou juridique de l’entreprise ou sur tout aménagement important modifiant les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail (article L.2312-8 du Code du travail).

Dans ce cadre, la question se pose de savoir si le CSE a la faculté de recourir à un expert habilité s’agissant d’un « (…) projet important modifiant les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail, prévus au 4° du II de l'article L. 2312-8 (…) » (article L.2315-94 2° du Code du travail). 

Il ressort ainsi des dispositions légales que le recours à un expert habilité suppose que le projet en question réponde à la qualification de « projet important » ayant un impact sur les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail.

L’arrêt du 6 mai 2025 vient préciser les contours de la notion de « projet important » notamment dans le cadre d’un projet de transfert des contrats de travail en application de l’article L.1224-1 du Code du travail. 

  1. Présentation de l’arrêt du 6 mai 2025

Dans l’affaire ayant donné lieu à cet arrêt, une société avait engagé une procédure d’information-consultation de l’un de ses CSE d’établissement s’agissant d’un projet de transfert d’un centre d’appel, lequel entraînait le transfert automatique des contrats de travail de l’ensemble des salariés rattachés à cette activité en application des dispositions de l’article L.1224-1 du Code du travail.

Lors de cette procédure, le CSE d’établissement a adopté une résolution désignant un expert habilité au motif qu’il s’interrogeait sur la motivation du projet, sa légalité et ses impacts sociaux et souhaitait ainsi être accompagné dans le cadre de sa consultation. Il se prévalait alors de l’importance du projet modifiant les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail au sens de l’article L.2315-94, 2°, du Code du travail. 

Le CSE mettait en avant notamment un statut social et des conditions de travail moindre au sein de l’entreprise d’accueil ainsi que l’inquiétude des salariés concernés quant à une évolution possible du contenu de leurs missions, l’organisation et leurs horaires de travail.

La société a contesté cette désignation devant le Président du Tribunal judiciaire de Paris selon la procédure accélérée au fond. 

Elle soutenait que ne pouvait pas constituer un projet important le projet qui est sans effet sur les contrats de travail, le statut collectif, le lieu d'exécution des contrats de travail et l'organisation du travail.

Dans ce cadre, la société mettait en avant le fait que le projet de transfert n’entraînait aucun impact sur les conditions de travail, et que les contrats de travail se poursuivraient au sein de la société d’accueil dans les mêmes conditions, tous les salariés conserveraient leurs fonctions et missions sans changement, leur lieu de travail n’étant pas modifié et leur statut collectif étant mis en cause mais perdurerait pendant au moins 15 mois en application des dispositions légales.

En d’autres termes, la société faisait valoir que le CSE ne démontrait aucun impact précis, immédiat et encore moins significatif sur les conditions de travail des salariés concernés par un transfert de leur contrat de travail. 

Malgré ces éléments, dans son jugement du 18 janvier 2024, le Tribunal judiciaire a rejeté la demande de la société tendant à l’annulation de la désignation de l’expert habilité.

Après avoir pourtant relevé que « (…) le transfert des contrats de travail, conséquence de la réorganisation envisagées, n’aura pas d’effet immédiat sur les contrats de travail et le statut collectif », il a jugé toutefois « qu’un changement d’employeur comporte en germe une modification des conditions de travail ».

Pour justifier sa décision, le Tribunal judiciaire a retenu que les salariés allaient être intégrés dans une organisation nouvelle pour répondre aux besoins spécifiques organisationnels d’un client, au sein d’une société qui travaille pour d’autres clients, qu’ils n’avaient aucune garantie quant au maintien de leur lieu de travail et de leurs missions actuelles et que s’agissant du statut collectif, il allait effectivement être mis en cause à terme par le transfert dans les conditions fixées par les dispositions de l’article L.2261-14 du Code du travail. Le Tribunal en a tiré pour conséquence que l’importance du projet et ses impacts sur les conditions de travail des salariés concernés justifiaient le recours à une expertise. 

La société a formé un pourvoi à l’encontre de ce jugement. 

  1. Les apports de cette jurisprudence

3.1 Le transfert automatique des contrats de travail ne constitue pas, en tant que tel, un « projet important » justifiant le recours à un expert habilité

Comme indiqué ci-avant, dans son jugement, le Tribunal judiciaire après avoir relevé que « (…) le transfert des contrats de travail, conséquence de la réorganisation envisagées, n’aura pas d’effet immédiat sur les contrats de travail et le statut collectif », a considéré toutefois « qu’un changement d’employeur comporte en germe une modification des conditions de travail ».

Suivant le raisonnement du Tribunal judiciaire, tout projet de transfert collectif et automatique des contrats de travail justifierait le recours par le CSE à un expert habilité car emportant par nature des impacts importants sur les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail.

Ce n’est pas la position retenue par la Cour de cassation, qui rappelle dans son arrêt du 6 mai 2025 « qu’il n’y a pas un droit général à l’expertise » et qu’une telle expertise « ne peut être décidée que lorsque les conditions visées à l’article L. 2315-94 du Code du travail sont réunies ».

Elle confirme ainsi sa position, notamment adoptée dans deux arrêts de 2022 relatifs à des transferts de contrats de travail (Cass. Soc., 16 février 2022, n°20-17.622 ; Cass. Soc., 14 décembre 2022, n°21-22.426).

Ainsi, la seule application des dispositions de l'article L.1224-1 du Code du travail ne saurait caractériser, par elle-même, un projet important modifiant de manière certaine les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail des salariés concernés.

Il doit donc être procédé à une appréciation concrète des impacts du projet et répondu à la question suivante : le projet de transfert modifie-t-il, en tant que tel, de manière significative les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail et les impacts du projet sont-ils établis par le CSE à la date de la désignation de l’expert ?

En cas de contestation, les juges du fond recourent à un faisceau d’indices pour déterminer si l’existence d’un projet important est caractérisée.

En d’autres termes, un projet de transfert au sens de l’article L.1224-1 du Code du travail peut n’emporter aucun aménagement important des conditions de santé et de sécurité ou des conditions de travail et dans un tel cas, ne pas justifier qu’il soit recouru à un expert habilité.

3.2 Les impacts du projet de transfert des contrats de travail doivent être établis à la date de la délibération du CSE

En l’espèce, pour débouter la société de sa demande d’annulation de la délibération du CSE d’établissement, le Tribunal judiciaire avait retenu que « (…) le transfert des contrats de travail, conséquence de la réorganisation envisagées, n’aura pas d’effet immédiat sur les contrats de travail et le statut collectif ». 

Il a toutefois fondé sa décision sur le fait que les salariés concernés « n’ont aucune garantie quant au maintien de leur lieu de travail (…), qui n’est pas un site de la société [d’accueil], et de leurs missions actuelles, dédiées à la clientèle [de la société d’origine] », et que le statut collectif « sera effectivement mis en cause à terme par le transfert, dans les conditions fixées par les dispositions de l’article L. 2261-14 du Code du travail ».

Il était ainsi fait état d’une éventuelle modification future du lieu de travail des salariés et de l’évolution de leur mission, ainsi que de la mise en cause du statut collectif en application des dispositions légales applicables. 

Ces éléments relevés par le Tribunal judiciaire pour justifier le recours à une expertise étaient ainsi liés à d’éventuelles évolutions futures, non avérées au jour de la délibération du CSE.

En outre, la mise en cause des accords collectifs liés à un projet de transfert ne doit pas se confondre avec l’impact important du projet sur la santé, la sécurité ou les conditions de travail, la jurisprudence rappelant à ce titre que le transfert des contrats de travail est encadré par la loi (Cass. Soc., 14 décembre 2022, n°21-22.426). 

Dans cette affaire, la Cour de cassation a très clairement considéré que c’est au jour de la délibération litigieuse que doit être apprécié le droit pour le CSE de recourir à un expert.

3.3 Les impacts d’un transfert des contrats de travail doivent être certains et importants 

Plus que cela, la Cour de cassation énonce que les aménagements importants justifiant le recours à une expertise doivent être certains et non seulement potentiels ou hypothétiques.

Ainsi, il incombe au CSE, qui désigne un expert habilité, d’identifier de façon précise et concrète les modifications importantes que le projet emporterait sur la santé et la sécurité ou les conditions de travail des salariés.

La Cour de cassation confirme sa position retenue dans un précédent arrêt aux termes duquel elle avait rejeté le pourvoi formé par un CSE d’établissement d’une entreprise contre le jugement du Tribunal judiciaire ayant annulé sa délibération votant le recours à un expert habilité au motif que le Comité n’avait pas identifié « de façon précise et concrète les modifications importantes qui découleraient du passage en location-gérance de chacun des neufs magasins, ni en quoi concrètement la location-gérance entraînerait des variations d’effectifs, des augmentations ou diminutions de temps de travail ou une redéfinition des postes et des tâches (…) » (Cass. Soc., 14 décembre 2022, n°21-22.426).

Ainsi, en l’absence d’éléments précis et concrets démontrant des modifications importantes découlant du transfert des contrats de travail en application de l’article L.1224-1 du Code du travail, l’employeur peut légitimement saisir le juge judiciaire pour contester la délibération désignant l’expert habilité.  

En synthèse, le recours à un expert habilité n’est possible que s’il y a des impacts concrets sur les conditions de santé et de sécurité ou de conditions de travail générés par le projet de transfert automatique des contrats de travail établis au jour de la délibération du CSE, la seule éventualité d’évolutions futures et non caractérisées n’étant pas suffisante.

Le cabinet actance se tient à votre disposition pour vous accompagner sur toutes les problématiques d’expertise que vous pourrez rencontrer.