La récompense de salariés non-grévistes : une pratique discriminatoire ?

26/02/2020
Sophie Rey et Claudia LEROY s’interrogent sur le point de savoir dans quelle mesure des primes accordées aux salariés non-grévistes pourraient s’analyser en une pratique discriminatoire.

A la suite de la grève au sein de la SNCF, qui a débuté le 5 décembre 2019 en réaction au projet de loi sur la réforme des retraites, la société ferroviaire a annoncé fin janvier 2020 qu’elle avait accordé des primes aux salariés non-grévistes.

Les syndicats CGT Cheminots et SUD RAIL se sont dit prêts à saisir la justice pour voir constater que l’octroi de ces primes est discriminatoire à l’égard des salariés grévistes.

Alors qu’elle a dans un premier temps justifié l’octroi de ces primes par l’implication et le professionnalisme des salariés auxquels elles étaient accordées, la SNCF a expliqué dans un second temps que ces primes avaient pour objet de compenser un surcroît de travail.

Cette différence de présentation s’explique aisément par l’état du droit en la matière et pose la question de savoir si récompenser les salariés non-grévistes de la SNCF pourrait être considéré comme illicite ou discriminatoire.

Pour rappel, le code du travail prévoit que l’exercice du droit de grève ne peut donner lieu à aucune mesure discriminatoire, notamment en matière de rémunérations et d’avantages sociaux.

La Cour de cassation considérait initialement que l’octroi d’une prime aux seuls salariés non-grévistes caractérisait une présomption de discrimination, qui pouvait être renversée par la preuve faite par l’employeur que cette attribution était justifiée par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination.

Aussi, le juge considérait ces primes comme discriminatoires lorsque l’employeur ne rapportait pas la preuve que les non-grévistes avaient eu à assumer un surcroît de travail.

La Cour de cassation durcissait ensuite son analyse.

Ainsi, par un arrêt du 1er juin 2010, alors que l’employeur tentait de justifier l’octroi d’une telle prime par la charge inhabituelle de travail des salariés non-grévistes, la Cour de cassation retenait comme principe intangible qu’est « discriminatoire l’attribution par l’employeur d’une prime aux salariés selon qu’ils ont participé ou non à une grève. »

Ainsi, la Cour de cassation franchissait un cap en retenant qu’une prime accordée à des salariés non-grévistes ne caractérisait pas une présomption de discrimination susceptible d’être combattue, mais devait être jugé comme purement discriminatoire.

Un an plus tard, la Haute Cour infléchissait sa position pour revenir à sa jurisprudence antérieure selon laquelle la discrimination peut être écartée par la démonstration d’un surcroît de travail auquel ont dû faire face les salariés non-grévistes.

La Cour rejetait néanmoins l’argument de l’employeur consistant à justifier cet octroi par la pénibilité des conditions de travail à laquelle auraient dû faire face les salariés non-grévistes.

L’on peut dès lors s’interroger sur ce que les juridictions pourraient retenir comme « éléments objectifs, étrangers à toute discrimination, susceptibles de justifier l’octroi d’une prime à des salariés non-grévistes ».

Par exemple, en décembre et janvier 2019, les difficultés pour les salariés non-grévistes de la SNCF de se rendre sur leur lieu de travail ne pourraient-elles pas être considérées comme un élément objectif de nature à démontrer l’absence de discrimination ?

L’analyse précise des décisions de la Cour de cassation conduit à penser que ce que la Haute juridiction réprime est l’octroi d’une prime à l’ensemble des salariés non-grévistes, sans distinction et sans appréciation au cas par cas.

En effet, dans l’arrêt de 2010, l’employeur avait accordé une prime aux salariés non-grévistes dans leur ensemble, incluant même les salariés n’ayant pas travaillé pendant la grève, pour un motif étranger à celle-ci.

L’analyse de l’arrêt de mai 2011 révèle cette absence d’appréciation in concreto.

Nous pouvons donc raisonnablement penser que la démonstration in concreto de la justification d’une prime par un élément objectif, qui ne serait pas nécessairement ou uniquement le surcroît de travail, pourrait conduire les juridictions à rejeter toute allégation de discrimination.

En l’occurrence, Monsieur Cernon, responsable de la CGT-Cheminots à la Gare de Lyon, a indiqué que le montant des primes accordées par la SNCF aurait varié de 300 à 1500 euros.

Si tel est le cas, la différence de montant des primes versées, aussi bien que l’exclusion des salariés absents de l’entreprise pendant la grève, pour un motif étranger à celle-ci, pourraient être de nature à démontrer que la SNCF a eu recours à une appréciation au cas par cas.

Enfin, à l’aune du principe d’égalité de traitement, l’attribution aux salariés grévistes de dons issus de cagnottes alimentées par des tiers à l’entreprise, pourrait-elle entrer en ligne de compte dans l’appréciation que feront les juges de la licéité du versement de telles primes ?

Nous resterons attentifs à l’issue de l’éventuel contentieux qui serait initié par les syndicats de cheminots.

 

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