L'atteinte à la réputation de l'entreprise via les réseaux sociaux privés des salariés

17/01/2020
Chloé Bouchez et Assia Chafaï, avocates du cabinet Actance, apportent des éclairages sur l’affaire récente du "Slip Français".

Le 1er janvier 2020, le compte Instagram « Mais non ce n’est pas raciste » diffusait la vidéo d’une soirée privée. Dans cette « Story », l’hôtesse, vêtue d’un boubou et arborant un « black face », accueille deux autres convives dont l’un finira par se déguiser en singe sur fond de « Saga Africa », encouragé par les rires de la troisième.  Rapidement, les organisateurs de la soirée sont identifiés comme des salariés de la Société « Le Slip Français » qui sera alors interpellée sur les réseaux sociaux.

Largement diffusée, cette vidéo met à mal la réputation de cette Société qui annonçait dès le 3 janvier par un communiqué de presse avoir décidé de « sanctionner fermement les deux salariés concernés ».

 

Mais de quelle sanction parle-t-on ?

Il convient en effet de dissocier les impératifs de communication face aux atteintes à l’image de la Société de la réalité juridique dès lors que, dans cette affaire, les comportements décriés ont eu lieu dans la sphère privée et la Société n’est jamais mentionnée dans la vidéo.

  • Dans ces conditions, est-il véritablement possible de sanctionner ces salariés et plus largement de rompre leur contrat de travail et sur quel fondement ?
  • L’atteinte à la réputation de la Société suffit-elle à licencier les salariés ?
  • Quelle est exactement la marge de contrôle de l’employeur sur les réseaux sociaux privés de ses salariés ?

 

RESEAU SOCIAL DES SALARIES : ESPACE PUBLIC OU SPHERE PRIVEE ? 

Ces affaires mettent en relief la question de l’utilisation des réseaux sociaux par les salariés et les éventuels abus qui peuvent en découler.

Un employeur peut-il sanctionner un salarié pour des propos tenus et diffusés ses réseaux sociaux où doit-on considérer qu’il s’agit de la sphère purement privée ?

En la matière, la jurisprudence la plus fournie concerne Facebook. En particulier, par un arrêt du 12 septembre 2018, la Cour de cassation a précisé que : « Ne sont pas constitutifs d’une faute grave les propos injurieux diffusés par un salarié sur un compte de réseau social “facebook” accessibles aux seules personnes agréées par lui et composant un groupe fermé de quatorze personnes, de tels propos relevant d’une conversation de nature privée. » (Cass. Soc 2 septembre 2018 n°16-11.690).

La position des juges dépend donc des précautions prises par le salarié pour assurer la confidentialité de son compte : 

  • Soit le salarié a fait le choix de laisser son compte ouvert à tous ou à un nombre important de personnes, il en fait alors un espace public. L’employeur est ainsi libre de se prévaloir d’un contenu accessible à tous pour prononcer une sanction.
  • Soit le salarié, par le biais des différents paramètres de confidentialité s’est assuré que le contenu litigieux diffusé n’est accessible qu’à un cercle restreint de personnes dont l’employeur ne fait naturellement pas partie et dans ce cas, le caractère privé du compte fera échec à toute sanction.

 

Se pose encore la question des propos ou du contenu rapportés à l’employeur par un tiers.

  • Rien n’interdit à l’employeur d’être destinataire d’un témoignage d’une personne habilitée à accéder au réseau social du salarié concerné.
  • En revanche, l’employeur ne peut se prévaloir d’un contenu confidentiel obtenu de manière déloyale.

Ainsi, la Cour d’Appel de Douai a pu juger le 30 septembre 2009 que « constituent un mode de preuve déloyal les vidéos, filmées par un téléphone portable et mises en ligne par leur auteur sur le site internet d'un stagiaire, que l'employeur produit pour démontrer les actes humiliants et violents commis par un salarié sur un stagiaire, sans apporter la preuve qu'il avait obtenu de façon autorisée ces vidéos, a priori destinées à un public limité détenteur d'un code d'accès. »

En l’espèce, l’employeur avait été informé de l’existence de ces vidéos par un client et les avait fait récupérer par son service informatique au moyen d'un « déverrouillage » du code d'accès du site.

Les vidéos ayant été appréhendées à l’insu de leur auteur, le licenciement du salarié avait été jugé sans cause réelle et sérieuse. (CA Douai 30-9-2009 n° 08-3130)

 

Dans l’affaire du slip français, rien n’indique si le profil de l’auteur des vidéos était public où si le site qui les a diffusées les a obtenues par le biais d’une personne dont l’accès était autorisé.

En tout état de cause, ces vidéos ont été rendues publiques et l’employeur en a eu connaissance de manière loyale.

Leur large diffusion et leur contenu regrettable a bien entendu contraint la société à condamner sans délai les agissements de ses salariés.

Mais le caractère public de ces vidéos et l’atteinte à la réputation de la Société suffit-il à sanctionner les salariés ?

 

QUELLES SOLUTIONS LORSQUE QU’UN ACTE DE LA VIE PERSONNELLE DU SALARIE CAUSE UN PREJUDICE A LA SOCIETE ?

La large publicité d’un contenu ne suffit pas systématiquement à sanctionner un salarié, à fortiori lorsque les faits n’ont aucun lien avec l’entreprise et relèvent de la vie personnelle.

LE LICENCIEMENT DISCIPLINAIRE EST ADMIS DANS DEUX HYPOTHESES LIMITATIVES.

  • Les faits relevant de la vie privée des salariés échappent par principe au pouvoir disciplinaire de l’employeur ( ch. mixte 18 mai 2007 n° 05-40.803).
  • Toutefois, ce dernier retrouve une marge de manœuvre dans deux situations lorsque les faits commis par le salarié :
    • Soit se rattachent à sa vie professionnelle ;
    • Soit caractérisent un manquement du salarié à ses obligations contractuelles.

 

Les actes de la vie personnelle se rattachant à la vie professionnelle.

Un acte du salarié commis dans le cadre de sa vie personnelle peut se rattacher à la vie professionnelle et autoriser une sanction disciplinaire allant jusqu’au licenciement

Ainsi, constitue une faute grave le fait pour un salarié d’avoir tenu des propos à caractère sexuel à deux de ses collègues féminines lors de l'envoi de messages électroniques hors du temps et du lieu de travail, sur MSN ou lors de soirées organisées après le travail. (Cass. soc. 19 octobre 2011 n° 09-72.672).

De la même manière, se rattache à la vie professionnelle et peut constituer une faute grave le fait pour un salarié de proférer des injures racistes à l’égard d’un membre du personnel et de violer l’interdiction de fumer dans l’entreprise quand bien même ces agissements ont eu lieu en dehors du temps de travail. (Cass.soc, 16 octobre 2013, 12-19.670)

 

Le manquement à une obligation découlant du contrat de travail.

Même en dehors du temps et du lieu de travail, le salarié reste soumis à certaines obligations découlant de son contrat de travail dont le manquement peut être sanctionné.

Une des illustrations les plus connues de ce principe est l’arrêt de la Cour de Cassation du 27 mars 2012 qui valide le licenciement pour faute grave d’un stewart d’une compagnie aérienne, « personnel critique pour la sécurité » qui avait consommé des drogues dures pendant les escales entre deux vols. Le salarié s’était alors trouvé sous l’influence de produits stupéfiants pendant l’exercice de ses fonctions et de ce fait n’avait pas respecté les obligations prévues par son contrat de travail et avait fait courir un risque aux passagers. (Cass. soc. 27 mars 2012 n° 10-19.915). 

 

LE LICENCIEMENT NON DISCPLINAIRE JUSTIFIE PAR LE "TROUBLE OBJECTIF CARACTERISE AU SEIN DE LA SOCIETE".

  • L’employeur ne peut prononcer une sanction disciplinaire et ce même lorsque le comportement du salarié créée un trouble objectif dans le fonctionnement de l’entreprise.

C’est ce que rappel la Cour de Cassation dans son arrêt de principe de Chambre mixte du18 mai 2007.

En l’espèce, le chauffeur de direction d’une société s’était fait adresser, sous enveloppe comportant pour seules indications son nom, sa fonction et l'adresse de l'entreprise, une revue destinée à des couples échangistes à laquelle il était abonné.

Conformément à la pratique habituelle et connu de l’intéressé l'enveloppe avait été ouverte par le service du courrier, puis déposée avec son contenu au standard à l'attention de son destinataire. D’autres salariés s’étaient offusqués de la présence de ce magazine sur un lieu de passage ce qui avait conduit, l'employeur à engager contre lui une procédure disciplinaire qui a abouti à sa rétrogradation avec réduction corrélative de son salaire.

La Cour de cassation va rappeler que :

  • D’une part, un trouble objectif dans le fonctionnement de l'entreprise ne permet pas en lui-même de prononcer une sanction disciplinaire à l'encontre de celui par lequel il est survenu,
  • D’autre part, la réception par le salarié d'une revue qu'il s'est fait adresser sur le lieu de son travail ne constitue pas un manquement aux obligations résultant de son contrat,
  • Enfin, que l'employeur ne pouvait, sans méconnaître le respect dû à la vie privée du salarié, se fonder sur le contenu d'une correspondance privée pour sanctionner son destinataire. (Cour de cassation, Chambre mixte, 18 mai 2007 n°05-40.803).

 

  • La seule solution pour l’employeur est alors de prononcer un licenciement non disciplinaire fondé sur le trouble objectif caractérisé au sein de l’entreprise.

 

  • L’employeur devra alors démontrer que le comportement tiré de la vie personnelle du salarié a causé un « trouble caractérisé » au sein de l’entreprise. (Cass. soc. 30 novembre 2005 n° 04-13.877 et n° 04-41.206 ; Cass. soc. 16 septembre 2009 n° 08-41.837).
  • Le trouble sera apprécié en fonction :
    • De la nature des fonctions occupées par le salarié ;
    • De la finalité de l’entreprise (objet social, activité) ;
    • De l’impact des agissements du salarié au sein et en dehors de l’entreprise (réputation, ambiance de travail, impact sur la clientèle et les investisseurs…)

A titre d’exemple, il a pu être jugé que la condamnation pénale d’un salarié pour viol sur mineure avait créé un trouble caractérisé et certain dans l’entreprise et justifiait le licenciement du salarié dans la mesure où :

  • L’employeur avait été contraint d’intervenir à de multiples reprises auprès des salariés pour prévenir la propagation de rumeurs sur le sujet,
  • Certains salariés du service, amenés à côtoyer la mère de la victime, elle-même salariée de l'entreprise et travaillant sur le site, avaient exprimé une forte émotion,
  • Une cellule psychologique avait été mise en place pour assurer un soutien des salariés du service. (Cass. soc. 26-9-2012 n° 11-11.247)

 

QUELLE ISSUE POUR LES SALARIES DU « SLIP FRANÇAIS » ?

Si les faits relèvent de la vie personnelle une sanction disciplinaire ne devrait pouvoir être prononcée que dans l’hypothèse d’un rattachement à la vie professionnelle ou si un manquement à l’une des obligations découlant du contrat de travail est caractérisé.

Si la société ne retient pas le motif disciplinaire annoncé par voie de presse, elle pourrait envisager d’engager une rupture du contrat de travail sur le motif du trouble objectif caractérisé au sein de l’entreprise.

En effet, compte tenu de l’important retentissement médiatique de cette affaire, on peut identifier une atteinte à l’image de la Société avec le cas échéant un impact économique puisque les appels au boycott sous le hashtag #BoycottLeSlipFrançais se multiplient.

 

MAIS ALORS COMMENT ANTICIPER DE TELS INCIDENTS ?

  • Les Chartes informatiques et Chartes éthiques se développent et présentent une solution efficace pour encadrer l’utilisation des outils informatiques et réseaux d’entreprise.

Leur champ d’application se limite toutefois à la sphère professionnelle et un droit de regard et de contrôle de l’employeur sur le contenu posté par les salariés sur leurs réseaux sociaux personnels constituerait une atteinte disproportionnée à leur vie privée.

  • En définitive, l’employeur dispose de peu d’instruments pour anticiper les dérives de ses salariés sur leurs réseaux sociaux privés.

Aussi, afin de concilier le respect des libertés individuelles et la protection de la réputation des entreprises, la pédagogie reste à ce jour la meilleure arme.

Il devient ainsi essentiel de sensibiliser les salariés, dès l’embauche et tout au long de la relation professionnelle, aux bonnes pratiques qui doivent guider l’usage de leurs réseaux sociaux.

A ce titre, la CNIL formule diverses préconisations qui, tout en relevant du bon sens, méritent d’être largement diffusées aux salariés. L’on reprendra la plus importante :

« Soyez méfiants et gardez certaines informations absolument confidentielles : ne dévoilez pas trop de votre privée sur internet, ne partagez pas vos informations avec n'importe qui. »

 

 

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