Certaines innovations, quand elles surviennent, infléchissent radicalement le monde tel qu'il va. Aujourd'hui, la généralisation des outils et technologies du numérique nous oblige à mesurer en quoi elles transforment la relation des personnes à leur environnement, tant privé que professionnel.
L'enquête réalisée par ELEAS en octobre 2016 confirme l'importance de leur utilisation dans le monde du travail (67,2 % de la population active utilise de manière quotidienne plus de 3 heures en moyenne les outils numériques). Les cadres et les jeunes actifs demeurent les plus fervents utilisateurs du numérique. À ce constat, devenu d'évidence, s'en rajoutent d'autres qui préparent une transformation en profondeur du travail et de notre société.
Ces résultats attestent de la cohabitation de deux mondes face au numérique :
- celui des cadres où près d'un 1 actif sur 2 (44 %) utilise régulièrement les outils numériques professionnels hors du temps de travail, développant un brouillage des temps de vie (professionnelle et privée) dans la continuité de l'engagement et de la motivation demandés par les entreprises depuis trois décennies ;
- celui des employés et des professions intermédiaires dont l'usage du numérique professionnel hors du temps de travail reste plus marginal (respectivement 29 % et 34 %).
Concernant l'utilisation à des fins personnelles des outils professionnels, l'enquête montre que cette « perruque » high-tech demeure limitée, ne relève pas d'une pratique abusive et ne touche en priorité que les plus gros utilisateurs d'informatique (jeunes, cadres, chefs d'entreprise, etc.).
Pourtant, en matière de droit à la déconnexion, les attentes sont fortes (62 % des actifs), paradoxalement chez les gros utilisateurs du numérique (plus de 75 %). Ainsi, tout en subissant la « tentation numérique » qui pourrait les conduire à l'addiction, nos contemporains ressentent le besoin d'en être protégés. Contre eux-mêmes, souvent.
La souplesse horaire offerte par ces technologies reste cependant appréciée par 40 % des actifs : en creux, l'enquête met à jour un souhait d'utilisation à la carte. Cette aspiration à la liberté dans les usages du numérique trouve sa source dans les représentations positives généralement associées à ce mouvement de fond touchant les sociétés contemporaines. Le numérique professionnel est en effet perçu comme un progrès par près de 6 actifs sur 10. À leurs yeux, c'est un vecteur de transformation positive des missions et d'ouverture à de nouvelles opportunités d'évolution. La rapidité d'exécution, l'amélioration de la qualité sont parmi les premiers signes de ce progrès identifiés par les actifs français. L'utilisation de ces technologies s'est donc imposée comme naturelle et consubstantielle à l'activité professionnelle.
A contrario, le sentiment qu'une menace pèserait sur les emplois du fait de ces outils se fait plus rare : il touche un 1 actif sur 10, plus spécifiquement, dans certains secteurs professionnels que le numérique transforme profondément (activités financières et d'assurance). En revanche, le stress lié à l'utilisation de ces technologies, lorsqu'il émerge, est étroitement corrélé au sentiment de menace visant leurs postes dans un avenir proche.
- c'est un changement massif qui, comme tel, mérite d'être accompagné, car il modifie notre rapport au temps (synchronisation et immédiateté) comme notre rapport à l'espace (unité de lieu). Or, ces évolutions ne vont pas sans influer sur l'organisation, les conditions de travail, le fonctionnement des équipes, les relations sociales ;
- la transformation numérique représente un nouveau paradigme, modifiant notre rapport à l'autre, emportant un changement anthropologique dont nous sommes encore loin de mesurer les conséquences ;
- elle permet aussi de raccourcir le temps de traitement des opérations, de gérer plus économiquement en flux tendus, elle facilite la transmission des informations « world wide » dans les entreprises ouvertes à l'international. Elle aide, en outre, à gérer la complexité ;
- la créativité, enfin, bénéficie de l'irruption du numérique et, à travers elle, l'entreprise s'ouvre sur le monde, ses clients, ses fournisseurs, etc. ;
Il demeure que si dans l'espace privé ces transformations sont la plupart du temps décidées par ceux qui les subissent, dans les organisations, elles sont souvent appliquées de manière descendante dans le cadre d'une politique du fait acquis rarement accompagnée du soutien qui aiderait à les légitimer. Pourtant, la fameuse « résistance au changement » devrait ici pouvoir être dépassée en prenant exemple sur l'utilisation sociale du numérique qui déborde largement les cohortes adolescentes.
Là où il peut favoriser la liberté, la latitude, l'autonomie, il peut aussi se traduire par l'intensification du travail et l'hyper-contrôle (le flicage). Là où il facilite la collaboration, la coopération, l'échange en temps réel sur un même projet, il peut aussi se traduire par des ruptures relationnelles, des conflits, ou encore l'isolement. Ces ambivalences obligent à une réflexion sur les usages que l'on fait du numérique car, au-delà même de transformer le travail, le numérique est aussi le révélateur de problèmes préexistants. Pire, il en accentue certaines, souvent d'ordre relationnel, comme il arrive lors de la découverte de posts sur Facebook dénigrant un collègue.
Or, à ne se cantonner qu'à l'usage du numérique, on ne règle rien puisqu'il n'est pas possible de réglementer l'utilisation de Facebook. On passe alors à côté du problème. La question, en effet, n'est pas tant celle de la formulation du mail, du post ou du tweet, mais celle, plus essentielle, de la relation respectueuse à autrui.
Au-delà, le numérique entraîne une surabondance d'interactions, souvent désignée sous le vocable d'infobésité. À travers cette prolifération d'informations, on aplatit les tâches et les hiérarchies en supprimant de nombreuses voies de recours qui amortissaient le fonctionnement de l'organisation. On en vient également à confondre urgence et importance au point de ne plus pouvoir prioriser. On en perd, également la continuité de l'action laquelle est morcelée, interrompue, rendant difficile un bon niveau de concentration.
Et quand l'individu perd pied, il perd en autonomie, la confusion augmente tandis qu'il développe des stratégies adaptatives de défense psychique : il « ratiocine », devient rigide, se désinvestit, remet en cause son environnement. Dans ces situations, la fonction managériale exige de véritables prouesses diplomatiques.
Ces menaces ne sont pas nouvelles. Mais, plus que dans n'importe quel changement, le développement accéléré du numérique exige que l'entreprise soit plus attentive encore que par le passé à la préservation de ses ressources humaines en y accordant du temps et des moyens.
Les entreprises doivent aussi savoir qu'au-delà d'un certain seuil, les évolutions qui caractérisent le progrès peuvent se retourner contre lui. Trop d'injonctions et trop de contraintes tuent l'injonction et la contrainte.
Il convient donc de fixer les limites des transformations au moment où on les introduit, définir les rôle et place du management, accepter le fait que nous n'avons pas tous le même rapport au travail ni la même appétence au numérique. S'il faut que l'individu soit responsable de son adaptation aux évolutions, l'entreprise doit en organiser l'accompagnement et la régularisation. Elle doit soutenir ceux qui éprouvent des difficultés à changer et ceux qui s'abandonnent au surinvestissementau point de négliger leur santé et leurs proches. La difficulté vient de ce que cette problématique déborde des frontières du travail et que, dans certains cas, ce n'est pas seulement l'épuisement professionnel qui menace certains mais la dimension addictive du numérique.
Avec moins de temps passé en présentiel, on désapprend la relation qui demande un effort, contrairement au mail. Dès lors, se profile le risque de la dislocation des collectifs et du sentiment d'appartenance (perte des rites, moments de partage). Avec aussi le risque de n'embarquer qu'une partie de ses équipes en créant, pour les autres, un sentiment de déclassement.
L'accompagnement de la transformation numérique apparaît aujourd'hui comme un enjeu de politique RH, les attentes des salariés se focalisant sur la formation régulière à une meilleure utilisation des outils et à la compréhension des évolutions touchant leur métier.
Les jeunes actifs attendent de leur entreprise un accompagnement dans leur recherche d'efficience/efficacité des outils (58 %) et une réactivité dans la résolution des dysfonctionnements numériques (58 %). Les seniors quant à eux ont à cœur de se voir associés aux évolutions numériques de leur poste ou de leurs outils (54 %). Les cadres, au-delà de l'acquisition de nouvelles compétences, souhaitent être suivis/soutenus par leur entreprise afin de pouvoir adapter l'organisation des process aux innovations numériques (37 %) en palliant le stress inhérent à tout bouleversement (30 %).
L'explosion du travail numérique en dehors du temps et du lieu de travail impacte la qualité des prestations de travail et amplifie les facteurs à l'origine de risques psychosociaux (stress, épuisement professionnel lié à une surcharge de travail ou une surcharge informationnelle, isolement, etc). Encadrer la déconnexion apparaît être la seule solution face aux risques de l'hyper-connexion afin d'assurer le respect des temps de repos et de congés, la protection de la vie personnelle et familiale et de protéger la santé des salariés.
C'est dans ce cadre que la loi Travail du 8 août 2016 a consacré dans le Code du travail le droit à la déconnexion.
Cette négociation concerne l'ensemble des salariés, peu important leur organisation du temps de travail (horaires collectifs, horaires individualisés, forfait).
Cette négociation doit porter sur :
- les modalités du plein exercice par le salarié de son droit à la déconnexion ;
- la mise en place par l'entreprise de dispositifs de régulation de l'utilisation des outils numériques.
Cette charte définit les modalités de l'exercice du droit à la déconnexion et prévoit la mise en œuvre, à destination des salariés et du personnel d'encadrement et de direction, d'actions de formation et de sensibilisation à un usage raisonnable des outils numériques.
Si la charte liste des interdictions et prévoit des sanctions, elle constitue une adjonction au règlement intérieur et doit alors suivre la procédure d'adoption, y compris le contrôle de l'Inspecteur du travail.
Il est préconisé d'associer le CHSCT à la négociation de l'accord ou à l'élaboration de la charte puisqu'il « contribue à la prévention et à la protection de la santé physique et mentale des travailleurs, et à l'amélioration des conditions de travail » (C. trav., art. L. 4612-1).
Il est préconisé aux entreprises de mettre en place un plan d'action sur le droit à la déconnexion en suivant les étapes suivantes :
1°) Établir un diagnostic préalable :
- quels sont les outils numériques utilisés dans l'entreprise et leur mode d'utilisation (utilisation raisonnable, hyper-connexion) ;
- quels sont les salariés concernés (cadres dirigeants, salariés en forfait jours, itinérants, etc) ;
- quelle est la politique de l'entreprise (travail en continu, à l'international, télétravail, astreintes, etc) ;
- quelles consignes reçoivent les managers sur l'organisation du travail (fixation de plages horaires à l'intérieur desquelles les réunions doivent être organisées, objectifs raisonnables et réalisables ?) ;
2°) Définir des solutions adaptées à l'entreprise
Chaque entreprise doit trouver le dispositif le mieux adapté à sa situation et choisir pour cela entre :
- des solutions incitatives (ex : pop-up rappelant qu'après 20 heures un mail peut attendre le lendemain, politique interne obligeant à limiter le nombre de destinataires des e-mails) ;
- des solutions contraignantes (ex : fermeture des serveurs sur certaines plages horaires, restitution des outils de travail pendant les temps de repos et de congés).
À titre d'exemples, nous citerons quelques mesures mises en place par accord au sein de certaines grandes entreprises comme :
- en termes de mesures de prévention :
- en termes de mesures « émetteurs » :
- en termes de mesures « récepteurs » :
3°) Accompagner les collaborateurs
Il s'agit de mettre en place des formations afin de sensibiliser les membres de l'encadrement aux risques de l'hyper-connexion et communiquer sur un usage raisonnable des outils numériques.
Il convient également de sensibiliser l'ensemble du personnel en leur rappelant leur droit à la préservation de leur vie personnelle (ex : mention sur l'intranet ou dans le livret d'accueil).
Afin de faire respecter le droit à la déconnexion, il est nécessaire que l'employeur prenne conscience de son « devoir de déconnexion » en opérant un suivi régulier des connexions professionnelles hors temps de travail. L'employeur doit être à même de détecter les situations à risques, et doit, en cas de besoin, avoir recours au pouvoir disciplinaire (plus particulièrement envers les responsables hiérarchiques qui entraveraient le droit à la déconnexion des membres de leur équipe).
Il convient néanmoins de ne pas confondre le « droit de déconnexion » du salarié avec un « devoir de déconnexion » de celui-ci. L'effectivité du droit à la déconnexion doit rester, en effet, à la charge de l'employeur qui doit, d'une part, s'assurer que la charge de travail et les échéances ne rendent pas impossible pour le salarié son droit à la déconnexion et d'autre part, veiller à ce que chaque salarié (notamment les managers) n'empiète pas sur le droit à la déconnexion des autres collaborateurs.
Face à un collaborateur persistant dans une situation d'hyper-connexion, une procédure spécifique pourrait être définie par l'entreprise. Tel est le cas chez Michelin : à partir d'un certain seuil, un mail est automatiquement envoyé au salarié et à son n + 1, les invitant à se rencontrer. Si le problème perdure, le n + 2 et le RRH sont alors informés.
Un droit à un temps de connexion choisi ? À l'heure de l'omniprésence du numérique, tant dans la vie personnelle que professionnelle, le salarié dispose d'une flexibilité dans l'organisation de son temps de connexion qui induit nécessairement une mixité entre ce qui ressort du personnel et du professionnel. 6 salariés sur 10 se connectent au moins une fois par jour sur les réseaux sociaux et plus d'un sur trois avoue y communiquer des informations relatives à son entreprise. Rappelons que l'employeur peut prendre des sanctions à l'égard d'un salarié tenant des propos injurieux ou dénigrants sur les réseaux sociaux ou qui s'y connecte de manière excessive.
Se pose ainsi la question d'une individualisation de la connexion au-delà d'un droit à la déconnexion puisqu'il peut paraître contre-productif d'interdire à tous les salariés indistinctement d'utiliser les outils numériques professionnels en dehors du temps de travail alors même que celui-ci ne se résume plus à une simple présence physique du collaborateur sur son lieu de travail (ex : télétravail). Cette piste de réflexion a notamment été retenue par la Société Airbus Helicopters au sein de laquelle « c'est le salarié qui décide de se connecter ou non en dehors des plages habituelles de travail. En contrepartie, une hiérarchie ne peut pas exiger d'un salarié qu'il se connecte à tout moment ».