Un nécessaire préjudice ?

27/03/2019
Nelly Pourtier et Laurent Jammet reviennent sur l’évolution jurisprudentielle de la notion de préjudice nécessaire.

Un préjudice systématique même fictif…

Jusqu’au 13 avril 2016, la Chambre sociale de la Cour de cassation appliquait largement la théorie dite du « préjudice nécessairement subi ».

Ainsi, en matière de responsabilité de l’employeur, le seul constat d’un manquement de ce dernier à l’une de ses obligations légales ou conventionnelles permettait de déduire l’existence, réelle ou supposée, d’un préjudice pour le salarié dont il revenait aux juges du fond d’apprécier souverainement le montant. Ce lien de causalité automatique, propice aux salariés, était guidé par une recherche de favoriser la partie faible au contrat de travail.

C’est ainsi qu’un salarié pouvait être indemnisé de son préjudice, réel ou fictif, né du simple retard de délivrance de l'attestation d'assurance chômage (Cass. soc., 17 sept. 2014, n° 13-18.850), de la stipulation d'une clause de non-concurrence nulle à son contrat de travail (Cass. soc., 12 janv. 2011, n° 08-45.280) ou, plus surprenant, de l'absence de mention relative à la convention collective applicable sur le bulletin de salaire (Cass. soc., 4 mars 2015, n° 13-26.312). L’existence du préjudice était ainsi, dans ces hypothèses, dressée au rang de présomption irréfragable.

Un préjudice possible : du fictif au réel…

Soucieuse de mettre en œuvre une « application plus orthodoxe des règles de la responsabilité civile et commune à l'ensemble des chambres civiles de la Cour de cassation  » (Rapp. annuel, comm. sous Soc. 13 avr. 2016, n° 14-28.293), la Chambre social a, par un arrêt en date du 13 avril 2016 (n° 14-28.293), abandonné cette solution exigeant désormais que le salarié qui réclame l’indemnisation d’un préjudice établisse une faute de son employeur, son préjudice et un lien de causalité et précisant que « l’existence du préjudice et l’évaluation de celui-ci relèvent du pouvoir souverain d’appréciation des juges du fond ».

Dans cet arrêt, la Chambre sociale de la Cour de cassation estimait ainsi que le salarié était tenu d’établir le préjudice né de la remise tardive d’un document de fin de contrat.

Elle a, par la suite, largement appliqué cette nouvelle solution. En ce sens, la Cour a estimé que, ne causent pas nécessairement un préjudice au salarié, les manquements de l’employeur suivants :

  • l’absence de mention de la convention collective applicable sur le bulletin de paie (Cass. Soc., 17 mai 2016, n° 14-21.872) ;
  • le défaut d'organisation de la visite médicale de reprise (Cass. Soc., 17 mai 2016, n° 14-23.138)
  • l'illicéité de la clause de non concurrence (Cass. Soc., 25 mai 2016, n° 14-20.578)
  • la délivrance tardive de l'attestation pôle emploi et du certificat de travail (Cass. Soc., 22 mars 2017, n° 16-12.930)
  • l'absence d'information du droit individuel à la formation dans la lettre de licenciement (Cass. Soc., 26 janv. 2017, n° 15-21.167) ;
  • le non-respect de la procédure de licenciement fixée à l'article L. 1232- 5 du code du travail (Cass. Soc., 13 sept. 2017, n° 16-13.578)
  • l'absence de système destiné à contrôler la durée du travail (Cass. Soc., 20 sept. 2017, n° 15-24.999)
  • l’absence de consultation des représentants du personnel dans le cadre d’un licenciement collectif pour motif économique conformément à l'article L. 1235-12 du code du travail (Cass. Soc., 14 juin 2017, n° 16-16.003)
  • le non-paiement des heures supplémentaires (Cass. Soc., 29 juin 2017, n° 16-11.280)
  • le non-respect de l'obligation de formation (Cass. Soc., 3 mai 2018, n° 16-26.796).

La solution semblait ainsi établie et la théorie du préjudice nécessaire abandonnée.

Mais deux arrêts récents sont venus nuancer cette solution, et ainsi semer le trouble, bien que la Cour prenne le soin de ne pas utiliser la notion de nécessité.

Un préjudice induit par un texte, la gravité du manquement ou par la perte d’une chance : le retour du fictif ?

Tout d’abord, dans un arrêt rendu le 13 septembre 2017 (n°16-13.578), la Cour de cassation a admis une première exception en matière de licenciement sans cause réelle et sérieuse lorsque le plancher légal n’est pas applicable soit en raison de la taille de l’entreprise (inférieure à 11 salariés), soit en raison de l’ancienneté du salarié (inférieur à 2 ans).

Ainsi, sous l’empire des textes antérieurs aux ordonnances du 22 septembre 2017,  la Cour a estimé qu’un licenciement injustifié « cause un préjudice [au salarié] dont il appartient au juge d’apprécier l’étendue » conformément à l’article L. 1235-5 du Code du travail.

Or, rappelons que la formulation de l’article L. 1235-5 du Code du travail n’exigeait pas, explicitement tout du moins, l’application d’un tel préjudice automatique : « le salarié peut prétendre, en cas de licenciement abusif, à une indemnité correspondant au préjudice subi ».

Le second arrêt a, quant à lui, été rendu le 17 octobre 2018 par la Chambre sociale de la Cour de cassation (n° 17-14.392).  Dans cet arrêt, la Cour a estimé que « l’employeur qui met en œuvre une procédure de licenciement économique, alors qu’il n’a pas accompli, bien qu’il y soit légalement tenu, les diligences nécessaires à la mise en place d’institutions représentatives du personnel et sans qu’un procès-verbal de carence ait été établi, commet une faute qui cause un préjudice aux salariés, privés ainsi d’une possibilité de représentation et de défense de leurs intérêts ».

Cette solution est conforme à l’article L. 1235-15 du code du travail qui prévoit une indemnité minimale d’un mois précisément dans cette hypothèse.

Il pourrait s’en déduire que dès lors qu’un texte le prévoit, la reconnaissance d’un préjudice nécessaire s’applique. Tel est le cas par exemple en matière de non-respect de la priorité de réembauche avec l’article L. 1235-13.

Seulement, la Cour de cassation a pris le soin dans le visa de l’arrêt de se référer à des textes constitutionnels (alinéa 8 du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946) et internationaux (article 27 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et article 8 § 1 de la Directive n° 2002/14/CE du 11 mars 2002). De ce fait, deux observations s’imposent.

D’une part, la Cour de cassation semble ainsi justifier la nécessité du préjudice par le fait que le manquement de l’employeur portait atteinte à un principe fondamental, en l’espèce celui de l’information et de la consultation des salariés. La gravité du manquement pourrait donc justifier l’existence d’un préjudice nécessaire, et ce en contradiction avec le principe de droit commun selon lequel en matière délictuelle « la responsabilité est insensible à la gravité de la faute ».

D’autre part, ce visa reproduit celui d’un arrêt rendu antérieurement au revirement du 13 avril 2016, en matière de préjudice nécessaire découlant de l’absence de mise en place d’une institution représentative du personnel pour un salarié licencié pour motif personnel et ainsi privé d’une possibilité de représentation et de défense de ses intérêts (Cass. soc., 17 mai 2011, n° 10-12.852). Le préjudice pourrait ainsi se déduire de la perte d’une chance.

 

Cet arrêt du 17 octobre 2018 de la Cour de cassation pourrait ainsi marquer un infléchissement de la position de la Cour de cassation qui pourrait ainsi s’orienter vers un retour du préjudice nécessaire (J. Mouly, Licenciements économiques irréguliers : le retour discret de la théorie du préjudice nécessaire ?, Droit social 2019 p.88 ; G. François, Retour à la théorie du préjudice nécessaire ?, JCP S 2018 n°48) à tout le moins en présence :

  • d’une disposition légale impérative qui prévoit une indemnisation systématique d’un manquement précis,
  • d’un manquement grave (le non-respect d’une disposition d’ordre public),
  • ou de la perte d’une chance pour le salarié (de se faire assister par un représentant du personnel ou de voir représenté et défendu ses intérêts).

Il conviendra donc de porter une attention particulière aux prochains arrêts de la Chambre sociale de la Cour de cassation pour savoir si le préjudice est nécessaire ?

 

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