La Loi « RANA PLAZA » ou le devoir de vigilance des sociétés mères et donneuses d'ordre envers leurs filiales et sous-traitants dans le monde

07/04/2017
Quand une loi emblématique se heurte à sa propre imprécision

Poussée par les ONG, défendue par l’association SHERPA ou des syndicats tels que le SER, faisant suite au drame du Rana Plaza et à la prise de conscience de la « Fashion Revolution Day », la loi sur le devoir de vigilance des sociétés mères et donneuses d’ordre envers leurs filiales et sous-traitants est désormais actée[

 

1. Nouvelle obligation de vigilance

La loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 impose aux plus grandes entreprises françaises une nouvelle obligation de vigilance. Celles-ci sont tenues de prendre les mesures de vigilance nécessaires dans le cadre d’un plan d’action afin d’identifier et de "prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l'environnement" causées par leurs activités ou celles de leurs sous-traitants ou fournisseurs à l'étranger avec qui elles ont « une relation commerciale durable ».

 

2.     Pourquoi cette loi

Selon Michel Sapin « (…) Le capitalisme doit s’accompagner d’une certaine morale et d’une responsabilisation de tous les acteurs » « Le développement économique est un bien pour tous si ses fruits sont équitablement partagés mais il ne peut se faire au détriment de la protection de la personne, de l’environnement et de la santé publique ».

Si les entreprises française sont de bons élèves, communiquer et dupliquer leurs bonnes pratiques au-delà des frontières reste un exercice délicat mais nécessaire. Selon certains contributeurs de la loi, les entrepreneurs ne doivent pas voir cette loi comme une entrave à leur liberté d’entreprendre ou à l’attractivité des entreprises françaises mais comme une volonté d’établir des règles du jeu communes au-delà du territoire national afin de remettre sur un pied d’égalité les acteurs économiques vertueux des concurrents peu scrupuleux ou peu regardant du respect des droits humains.

L’objectif de cette loi est donc de responsabiliser et d’inciter à la transparence tous les acteurs, non seulement de la chaine de production mais également de la supply chain et de la chaine de sous-traitance. Elle présente également un intérêt fort en terme d’image de marque afin d’éviter d’être qualifiée de « greenwashing » ou de « fairwashing ».

Si cette loi est emblématique, sa mise en pratique risque toutefois d’être rendue délicate de par sa rédaction trop générale voire floue. Décryptage :

 

3.     Un périmètre d'application susceptible d'interprétation

 

Quelles sont les entreprises concernées ? « Toute société qui emploie, à la clôture de deux exercices consécutifs, au moins 5 000 salariés en son sein et dans ses filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français, ou 10 000 salariés en son sein et dans ses filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français ou à l’étranger ».

Quid alors de la filiale établie en France qui occuperait moins de 5.000 salariés mais qui appartiendrait à un groupe de plus de 10.000 salarié ? Les avis divergent du fait de l’ambiguïté de la rédaction.

Cependant, la position du Cabinet ACTANCE à la lecture du texte, des observations du gouvernement et des déclarations notamment de Dominique POTIER, rapporteur de la loi, est que ces dispositions ne peuvent concerner que les sociétés mères qui ont leur siège social en France mais pas nécessairement leurs filiales. Ainsi, comme le note le Gouvernement dans le cadre de ses observations du 28 mars 2017, cela devrait concerner quelque 150 à 200 sociétés multinationales.

Ces obligations s’appliqueront aux sociétés anonymes (SA) mais aussi aux sociétés en commandite par action et les sociétés par actions simplifiées (SAS).

Précisons que lorsqu’une société, dont la taille est suffisante pour que soit exigé de sa part l’établissement d’un plan de vigilance, est contrôlée par une société elle-même soumise à la même obligation, il suffit que la société mère exécute l’obligation pour que la filiale soit réputée y satisfaire.

4.     Une obligation de moyen au contours flous

 « Identifier et prévenir la réalisation de risques d’atteintes aux droits humains et aux libertés fondamentales ».

Quels sont ces droits et ces libertés ? Ceux définis par le corpus législatif français, par la constitution, par l’Europe, par l’ONU, par l’OIT ?

Ces questions restent à clarifier.

En outre, si l’on pense en premier au travail illégal des enfants, il semble cependant que ces droits et libertés recoupent de nombreuses notions : dignité et intégrité physique, égalité, formation, santé, environnement, sûreté, liberté d'expression, etc. Ainsi doit-on s’assurer de l’existence de droits tels que le droit de grève, la protection sociale, l’égalité homme/femme, la non-discrimination, le développement durable … ?

Quelle est la nature de cette obligation ? Le gouvernement vient de confirmer qu’il s’agit là d’une « obligation de moyens » pour mettre en œuvre les mesures de vigilance.

Qui doit respecter ces mesures ? Les sociétés mères, les sociétés qu’elles contrôlent directement ou pas, les sous-traitants et fournisseurs avec lesquels elles entretiennent une « relation commerciale établie ». Cette notion pourra également être source de débats.

Que faire ? Etablir un « plan de vigilance » dont le compte-rendu de sa mise en œuvre sera publié dans le cadre du rapport annuel de gestion.

Quel doit être le contenu de ce plan ? Il doit comporter « les mesures de vigilance raisonnable propres à identifier les risques et à prévenir les atteintes graves » à savoir :

  • une cartographie des risques destinée à leur identification, leur analyse et leur hiérarchisation ;
  • des procédures d’évaluation régulière de la situation des filiales, des sous-traitants ou fournisseurs avec lesquels est entretenue une relation commerciale établie au regard de la cartographie des risques ;
  • des actions adaptées d’atténuation des risques ou de prévention des atteintes graves ;
  • un mécanisme d’alerte et de recueil des signalements relatifs à l’existence ou à la réalisation des risques, établi en concertation avec les organisations syndicales représentatives dans la société ;
  • un dispositif de suivi des mesures mises en œuvre et d’évaluation de leur efficacité.

Ce plan doit aussi prévenir les comportements de corruption active ou passive et il devra faire l’objet d’une consultation entre l’entreprise et ses parties prenantes.

Bien que l’on reste dans l’attente d’un décret application, il est d’ores et déjà possible en pratique de prévoir certaines mesures :

  • introduire des clauses RSE contraignantes dans les contrats de sous-traitances ;
  • mettre en place des mesures de prévention de la sous-traitance en cascade ;
  • renforcer les audits sociaux et environnementaux à tous les niveaux de la chaine de valeur;
  • mettre en place des systèmes d’alerte sur toute la chaîne d’approvisionnement, mettre en place des bases de données dynamiques de risques et d’achats par pays et par secteurs d’activités ;
  • adhérer à des initiatives sectorielles et à des référentiels internationaux ;
  • faire travailler ensemble différentes directions : achats, risques, juridiques, RSE, RH ;
  • rédiger une charte de bonne conduite ;
  • sensibiliser, former et responsabiliser les acteurs locaux, notamment accompagner ses fournisseurs (suivi, aide financière ou technique et juridique),
  • trouver un langage commun : définir des standards, définir des critères RSE dans son cahier des charges, établir des grilles pour le service achat pour départager les fournisseurs et sous-traitants ;
  • mettre en place une blockchain pour tracer et conserver, voire même bloquer, toutes les transactions entre donneur d’ordre et fournisseurs ;
  • mettre en place des mesures d’information et de consultation des organisations syndicales ou encore de formation des salariés.

Soulignons que des plateformes de notation en ligne permettent d’aider les entreprises dans leur choix de fournisseurs en proposant des évaluations RSE de ceux-ci (EcoVadis, Sedex, Acesia …).

 

5.     Une obligation de moyen à la sanction partiellement annulée

Deux sanctions de nature différente étaient initialement prévues en cas de non-respect de l’obligation de vigilance :

  • l’engagement de la responsabilité civile des sociétés donneuses d’ordre en cas de dommage intervenu dans l’une des entreprises visées dans le plan (article 1382 et 1383 du code civil) lorsque ce plan est insuffisant ou inexistant ou encore que sa mise en œuvre est défaillante ;
  • une amende civile pouvant atteindre 10 millions d'euros si le plan de vigilance n’était pas établi, voire 30 millions d’euros si une violation grave des droits fondamentaux était constatée.

Un dispositif préalable est également mis à la disposition du juge afin de mettre en demeure la société défectueuse de se soumettre à ses obligations. Le juge pourra enjoindre sous astreinte l'entreprise à publier et mettre en œuvre de manière effective un plan de vigilance, afin de prévenir les violations de droits humains et les atteintes à l'environnement causées par les activités de leurs filiales, sous-traitants et fournisseurs, en France comme à l'étranger.

Censure partielle du Conseil constitutionnel :

Saisi par les parlementaires, les sénateurs et députés LR, estimant que « la loi méconnait le principe de clarté de la loi » mais également son principe de responsabilité, d’égalité et de liberté d’entreprendre, le conseil constitutionnel a :

  • validé la loi dans son principe compte tenu de l’objectif d’intérêt général qu’elle poursuit ;
  • retenu que les termes employés par le législateur tels que « mesures de vigilance raisonnable» présentaient un caractère trop général, que les notions de « droits humains » et de « libertés fondamentales » n’étaient pas définies et étaient trop larges, que le périmètre des sociétés concernés étaient très étendu ;
  • censuré la condamnation à des amendes en les déclarant contraires à la constitution.

Ainsi, la première loi RSE comportant un volet répressif s’est vu supprimer ledit volet par le conseil constitutionnel.

6.     Une entrée en vigueur immédiate de la loi

Applicable dès à présent dans sa totalité, pour l’exercice en cours (établissement du plan en 2017 et publication au sein du rapport annuel en 2018).

On pourrait toutefois, à la lecture de la décision du conseil constitutionnel, s’interroger sérieusement sur la possibilité matérielle d’appliquer une loi imprécise jusque dans la définition des obligations qu’elle met à la charge des entreprises…

 

 

 

 

 

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